En août 1961, alors qu'il prépare l'adaptation au cinéma de la nouvelle Les Oiseaux publiée par la romancière britannique Daphne du Maurier en 1952, Alfred Hitchcock entend parler d'un incroyable fait divers survenu dans la ville de Santa Cruz et ses environs, sur la côte californienne.
Le 18 août, le quotidien local, le Santa Cruz Sentinel, fait sa manchette (voir ci-dessous) sur une étonnante et tragique invasion d'oiseaux marins venus se fracasser sur les maisons : "Les habitants (...) ont été réveillés vers 3 heures du matin aujourd'hui par une pluie d'oiseaux se jetant contre leurs domiciles.Des oiseaux de mer morts ou assommés jonchaient les rues et les routes dans le brouillard de l'aube naissante. Effrayés par cette invasion, les habitants se sont précipités dehors, dans leurs jardins, avec des torches, puis ont fait demi-tour et se sont rués à l'intérieur car les oiseaux volaient vers leurs lumières. (...) Quand le jour s'est fait, les habitants ont trouvé les rues couvertes d'oiseaux. Les oiseaux avaient vomi des morceaux et des squelettes de poissons dans les rues, sur les pelouses et sur les toits, laissant une irrespirable et pestilentielle odeur de poisson."
Bien qu'il soit à ce moment-là à Hollywood, Alfred Hitchcock, qui possédait un ranch dans les monts Santa Cruz, joint le Santa Cruz Sentinel et lui demande de lui envoyer un exemplaire du journal du 18 août pour enrichir la documentation du film qu'il prépare, ce que ne manque pas de raconter le quotidien trois jours plus tard. Dans Les Oiseaux, le maître du suspense se garde bien d'évoquer la moindre cause pouvant justifier le comportement inouï de ces animaux, afin que le rationalisme scientifique ne vienne pas rassurer le spectateur : la fiche Wikipédia du film souligne qu'"Hitchcock estimait qu'une explication neutraliserait l'angoisse.
Pour lui, le film devait susciter une peur primitive, celle d'être attaqué sans avertissement, ni motif." Evidemment, tout le monde n'a pas ce goût de l'épouvante et, dès le 18 août 1961, il faut essayer de comprendre pourquoi ces oiseaux de mer, pour l'essentiel des puffins fuligineux, ont joué les kamikazes. Dans le Santa Cruz Sentinel, un zoologue de l'université de Californie met tout sur le dos du brouillard qui enveloppait la côte cette nuit-là, disant que les oiseaux qui se nourrissaient en mer ont pu se sentir perdus et se sont précipités vers la lumière des éclairages publics. Mais, pourquoi, dans ce cas-là, des oiseaux ne viennent-ils pas se rompre les os en ville chaque nuit de brume ?
Selon une étude publiée le 22 décembre 2011 par Nature Geoscience, une équipe d'océanographes américains semble élucider ce mystère cinématographico-ornithologique en fournissant une explication plus convaincante. Ils ont rapproché l'événement de 1961 d'un épisode semblable survenu en 1991, au cours duquel des pélicans bruns désorientés ou mourants ont été retrouvés dans la même région.
Mais cette fois-là, des chercheurs ont identifié le coupable : une toxine, l'acide domoïque, produite par du plancton végétal, des diatomées du genre Pseudo-nitzschia. De grandes quantités de ces algues microscopiques ont à l'époque été découvertes dans les estomacs des poissons de la zone, que mangeaient les pélicans. L'étude explique que l'acide domoïque, en se substituant au glutamate dans le cerveau des oiseaux et des mammifères, peut provoquer des confusions, des désorientations, des convulsions, le coma ou la mort. Chez l'homme, l'intoxication due à l'ingestion de coquillages contaminés engendre souvent des désordres intestinaux, des amnésies, voire des troubles neurologiques graves et, dans de très rares cas, le décès.
Les auteurs de l'étude de Nature Geoscience se sont donc demandé si, un demi-siècle après les faits, ils pouvaient prouver la présence de ces algues au large de Santa Cruz. Pari difficile à tenir car personne n'a conservé de prélèvement d'eau de mer datant de cette époque. En revanche, il existait des échantillons de zooplancton, cette minuscule faune aquatique dont certaines espèces mangent du phytoplancton, le plancton végétal.
En les analysant, les océanographes ont reconstitué la flore marine régionale de cet été 1961 et découvert que 79 % d'entre elle appartenaient au genre Pseudo-nitzschia... Selon eux, le scénario le plus probable est le suivant : en raison de conditions marines et météorologiques particulières, une efflorescence d'algues (que d'autres appellent "bloom planctonique") s'est produite en mer, conduisant à une présence importante de ces diatomées, dont les petits poissons se sont gavés.
L'acide domoïque produit par les algues s'est concentré dans la chaîne alimentaire et a conduit à l'empoisonnement des puffins fuligineux, oiseaux migrateurs se nourrissant dans ces eaux. Enfin, les volatiles, désorientés non par le brouillard mais par leur intoxication alimentaire, sont venus percuter la côte, apportant une eau mystérieuse au moulin d'Alfred Hitchcock. Même si les oiseaux mis en scène par le cinéaste semblaient, eux, en pleine forme.
lemonde.fr
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